Le discours prononcé ce 21 février par Vladimir Poutine, dans lequel le numéro un russe a annoncé la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des deux républiques séparatistes de l’Est ukrainien, a accordé une large place à ce que Moscou présente sans relâche, depuis des années, comme sa préoccupation sécuritaire première : l’extension de l’OTAN vers l’Est.
Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la disparition de l’URSS en 1991, l’OTAN s’est élargie à de nombreux pays anciennement communistes d’Europe de l’Est, malgré la désapprobation de Moscou. Cette extension vers les frontières russes a contribué à la montée des tensions entre les Occidentaux et le Kremlin – une tension spécialement palpable depuis le changement de pouvoir intervenu en Ukraine en 2014, et qui est encore montée d’un cran ces dernières semaines et ces tout derniers jours.
L’équipe de Petro Porochenko (président de 2014 à 2019) puis celle de Volodymyr Zelensky (élu en 2019, et dont le mandat s’achève en 2024) ont toutes deux indiqué leur souhait de faire adhérer leur pays à l’Alliance. Si cette dernière n’a jusqu’ici pas donné suite à la candidature de Kiev, les relations OTAN-Ukraine se sont toutefois intensifiées au cours de ces dernières années.
Dans le bras de fer qui met actuellement aux prises Moscou d’un côté, Kiev et les Occidentaux de l’autre, la partie russe exige notamment que l’OTAN s’engage à ne jamais accepter l’Ukraine en son sein. Une telle perspective est-elle envisageable ?
Inquiétudes réciproques
Aujourd’hui, les Occidentaux, et spécialement les États-Unis, estiment que l’Ukraine est sous la menace d’une invasion russe – une perception qui s’appuie avant tout sur le constat du déploiement de dizaines de milliers de militaires russes aux frontières ukrainiennes et des manœuvres militaires conduites dans ces régions ainsi qu’en Crimée.
La Russie, pour sa part, nie toute velléité d’invasion et affirme que c’est au contraire elle qui est menacée, notamment parce que les alliés occidentaux de l’Ukraine lui fournissent des armements de plus en plus sophistiqués et déploient des milliers de soldats supplémentaires en Europe de l’Est.
Les propositions russes
Afin de rassurer les Occidentaux, la Russie a proposé aux États-Unis et à l’OTAN des traités prévoyant un renoncement à l’élargissement à l’Est et un retour à la situation sécuritaire issue de la fin de la guerre froide. Moscou souligne que, en contrepartie de la dissolution du Pacte de Varsovie, les Occidentaux avaient verbalement promis à Mikhaïl Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN aux pays anciennement appelés « pays de l’Est », sauf à l’Allemagne réunifiée.
Des documents déclassifiés, américains, soviétiques, allemands, britanniques et français, publiés par les Archives de la sécurité nationale de l’Université George Washington témoignent de l’assurance donnée par le secrétaire d’État américain de l’époque James Baker au numéro 1 soviétique, lors de leur rencontre le 9 février 1990 : sur l’expansion de l’OTAN, Baker avait annoncé que l’Alliance n’avancerait « pas d’un pouce vers l’est ». Or, cette promesse n’a pas été tenue.
Les Russes posent avec insistance cette question : pourquoi l’OTAN n’a-t-elle pas été dissoute au même moment que le Pacte de Varsovie ? L’OTAN avait été créée pour contrer l’URSS ; or celle-ci n’existe plus.
Vu de Moscou, l’OTAN a avancé de 500 km vers l’Est ; et cela fait donc trente ans que les Russes considèrent qu’ils ont été trahis et méprisés.
Un rapport de force politique et militaire
Aux yeux des Russes, les Occidentaux ont profité de leur faiblesse pour se rapprocher dangereusement de leurs frontières. Cette progression otanienne n’aurait certainement pas été possible si la Russie s’était trouvée en position de force. Dès lors, pour Moscou, la cause est entendue : les Occidentaux ne respecteront les Russes que si ceux-ci affichent leur force.
D’où le récent déploiement de militaires russes aux frontières ukrainiennes, dont l’objectif semble avant tout politique – il s’agit d’inciter la partie adverse à négocier. Pour l’instant, malgré la montée des tensions et dans son discours en tout cas, la Russie martèle qu’elle n’envisage pas sérieusement d’envahir l’Ukraine, comme vient encore de l’affirmer l’ambassadeur russe à l’ONU.
Le cauchemar de Vladimir Poutine est de voir sa frontière occidentale complètement verrouillée par une OTAN qui se serait élargie à l’Ukraine. De son point de vue, dans un tel scénario, c’est l’existence même de la Russie qui serait menacée. Lors de la conférence de presse du 7 février 2022 consécutive à son entrevue avec Emmanuel Macron, le président russe a développé sa vision des choses :
« L’OTAN est loin d’être une organisation pacifique ; ce n’est pas une organisation politique, mais militaire, regardez ce qu’elle a fait, depuis la chute de l’URSS en 1991, en Yougoslavie, en Irak, en Syrie, en Libye… sans respecter le droit international, sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU ! »
Avant d’ajouter :
« Si l’Ukraine intègre l’OTAN, elle attaquera la Crimée qui fait partie de la Fédération de Russie. […] Vous voulez que je fasse la guerre à l’OTAN ? Bien sûr que non ! […] C’est pour cette raison qu’on a annoncé nos propositions pour un processus de négociation. »
Moscou exige donc que l’OTAN mette fin à toute activité militaire en Europe de l’Est, y compris en Ukraine, dans le Caucase et en Asie centrale, ne déploie aucun missile à moyenne ou à courte portée près du territoire russe, n’effectue aucun exercice/entrainement militaire impliquant plus d’une brigade militaire dans une zone frontalière convenue, et signe un accord en vertu duquel ni la Russie ni les États-Unis ne puissent déployer d’armes nucléaires en dehors de leurs territoires nationaux. L’objectif principal annoncé par les Russes est que les États-Unis reviennent à la table des négociations.
L’Ukraine comme ultime limite
La Russie souhaite aujourd’hui le retour à la situation qui prévalait en Europe en 1997, avant les élargissements successifs de l’OTAN à 14 ex-pays de l’Est (1999-2020). Ce qui ne suppose pas l’annulation de l’adhésion à l’Alliance de ces pays, mais pose l’exigence de l’arrêt de l’élargissement de cette structure à proximité des frontières russes, et l’abandon de la politique dite « de la porte ouverte ».
Pour justifier ces exigences, les Russes évoquent le document d’Istanbul de 1999 et la Déclaration d’Astana de 2010 – deux documents de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) rédigés sur la base des accords d’Helsinki signés en 1975. Ces textes stipulent que chaque pays a le droit de choisir des alliances et de conclure des accords avec qui il veut, mais que les États « ne renforceront pas leur sécurité au détriment de celle des autres ».
La Russie, qui considère précisément que les pays ayant rejoint l’OTAN après la fin de la guerre froide ont renforcé leur sécurité au détriment de la sienne, argumente ainsi ses requêtes : « Vous avez installé les lanceurs de missiles Tomahawk jusqu’à nos frontières. Nous ne tolérerons plus cette situation, car le temps de vol de ces missiles vers la Russie, en provenance de l’Ukraine ou des Pays baltes est estimé à 7-10 minutes, voire 5 minutes pour les systèmes hypersoniques ! »
Ce bras de fer intervient dans un contexte où, selon la Russie, le retrait des États-Unis, intervenu en 2019, du Traité sur les Forces Nucléaires à portée Intermédiaire (FNI), qui interdit le déploiement de missiles terrestres d’une portée maximale de 5500 kilomètres, est de nature à déclencher une course aux armements nucléaires.
Une seule voie : la négociation
Malgré les craintes actuelles, il existe toutefois un motif de croire à une résolution pacifique actuelle, puisque Vladimir Poutine lui-même n’a pas manqué de souligner, il y a quelques jours :
« Nous devons trouver un moyen de garantir les intérêts et la sécurité de tous les participants à ce processus : l’Ukraine, les pays européens et la Russie… J’espère qu’à la fin, nous trouverons cette solution, même si ce n’est pas facile, nous en sommes conscients. »
Les Russes et les Américains s’entendront sur certains sujets ; chacune des deux parties s’efforcera de sauver la face. C’est certainement pour cette raison que les Américains ont demandé aux Russes que leur réponse ne soit pas rendue publique, de la même façon qu’ils n’avaient pas rendu publics leurs échanges avec Moscou lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. Au final, il convient d’espérer que la voie de la diplomatie triomphera…
Evguénia Madelaine, Maître de Conférences, Docteure en Etudes Slaves, enseignante chercheuse, spécialisée en géopolitique et en langues slaves, Université Littoral Côte d’Opale, Institut catholique de Lille (ICL)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.